Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

jeudi 2 juillet 2009

Des traductions...

                              




Avant la tour de Babel, le langage était commun à tous les hommes, dit l'Ancien Testament. Période idyllique de communication et de compréhension universelles, où les projets, les aspirations, la poésie même pouvaient se développer ou se transmettre immédiatement et durablement. Mais ce rêve magnifique s'est évanoui ; les langues semblent séparer les hommes comme autant de murs, créant incompréhension, tension,rejet parfois... Le traducteur oeuvre ainsi sans doute au rétablissement du lien humain, franchissant le seuil d'une langue à l'autre.
Or selon l'adage, le traducteur est un traître : cette idée commune suggère qu'il est impossible de faire preuve d'honnêteté en ce domaine. Elle repose probablement sur une simple paronymie (le fameux "traduttore, traditore" italien), mais au-delà de l'innocent jeu de mot, elle reflète une opinion plus ancrée et plus inquiétante qu'il n'y paraît : Dieu aurait en effet réussi à brouiller les hommes qui, s'exprimant dans des langues différentes, seraient voués à l'inimitié. Le traducteur serait donc un traître à double titre, d'abord par son incapacité à respecter le texte d'origine, mais aussi par son projet fondamental : transmettre aux uns ce qui appartient aux autres - un vol! - tout en insinuant chez ceux-là quelque chose de subversif, capable de bouleverser leurs repères ou de réviser leurs valeurs.
Mais en réalité, "traduire" a pour origine "traducere", verbe latin signifiant "conduire à travers", guider. Le traducteur est donc une sorte de guide, permettant la circulation d'une culture vers une autre d'un lecteur qui sans lui serait enfermé dans un petit univers monolingue. Traduire, c'est ouvrir une porte, effacer un seuil, au risque cependant de commettre quelques infidélités envers l'oeuvre d'origine. Il s'agit donc d'une activité nécessaire : le traducteur, passeur d'idées et de poésie, permet à chaque culture de s'enrichir. Sans lui, elle s'étiolerait puis disparaîtrait. "Nulle traduction prise en elle-même ne peut prétendre détenir une quelconque vérité de l'oeuvre", écrit André Markowicz, grand traducteur de l'oeuvre de Dostoïevski, dans sa postface au Joueur (dans sa version publiée en 1991 chez Actes Sud, Babel - tiens, justement!). Markowicz a conscience de cette part d'infidélité inhérente à toute entreprise de traduction. Trahison inévitable, car il est impossible de calquer un vocabulaire, une syntaxe d'une langue à l'autre. Walter Benjamin, dans la préface qu'il donne à sa traduction des Tableaux Parisiens de Baudelaire, distingue ce qui est visé par le langage de la manière dont on le vise. Or, selon lui "les langues ne sont pas étrangères les unes aux autres, mais a priori et abstraction faite de toutes relations historiques, apparentées en ce qu'elles veulent dire" (La tâche du traducteur, 1923). La finalité de la traduction, toujours selon lui, est donc en fin de compte d'"exprimer le rapport le plus intime entre les langues". Le traducteur se voit confier une mission quasi religieuse dans cette recherche de lien, dans cette tentative de reconstruction de la Tour.
Il devient alors crucial d'essayer de créer une véritable harmonie entre l'oeuvre originale et sa traduction. Pour cela, plus que le message transmis, c'est l'essence de l'oeuvre qui est en cause. Le traducteur pénètre l'oeuvre, se glisse en elle pour la vivre de l'intérieur. Seule cette approche peut garantir le lien entre l'original et sa traduction. Markowicz, toujours à propos du Joueur, déclare avoir travaillé à partir de "trois a priori sur la nature de l'oeuvre: son oralité, sa maladresse rechechée et sa structure poétique" (Le Joueur, Notes du traducteur, p.212), rappelant que les anciennes traductions de Dostoïevski visaient toujours à améliorer son texte pour le ramener vers une norme française - attitude qu'il considère comme indispensable pour faire accepter un auteur mais qui est "inutile aujourd'hui, s'agissant d'un écrivain qui fait de sa haine de l"élégance" une doctrine de renaissance du peuple russe" (p.214). Pour sa traduction - magistrale - de L'Idiot, il souffre physiquement: "Traduire L'Idiot, c'est vivre, pendant un an, dans une tension incessante, avec une respiration particulière : jamais à plein poumons, toujours à reprendre son souffle, toujours en haletant, à tenir cet élan indescriptiblequi fait de presque chaque mouvement de la pensée, de chaque paragraphe, voire de chaque phrase, une longue montée, une explosion et une descente brusque" (L'Idiot, traduction de 1993 - toujours chez Babel - p.15). Il n'ignore pas l'impossibilité de mener à bien cette mission, en évoquant par exemple son regret de ne pas avoir réussi à traduire le mot russe merechtisia (état de quelque chose que l'on croit entrevoir).
L'on retrouve sous la plume d'Olivier Le Lay, auteur de la nouvelle traduction de Berlin Alexanderplatz, des propos semblables. Remarquant que les premières traductions de l'oeuvre de Döblin obéissaient à la règle de ne pas choquer les lecteurs de l'époque, il ajoute, à l'unisson de Walter Benjamin, que la traduction ne peut s'inscrire dans la durée. En effet, si l'oeuvre s'installe dans une forme d'éternité, la traduction vieillit : "alors que la parole de l'écrivain survit dans sa propre langue, le destin de la plus grande des traductions est de s'intégrer dans le développement de la sienne et de périr quand cette langue s'est renouvelée" (Walter Benjamin, article cité). Cette réflexion sur la langue est logiquement celle du poète... Benjamin cite les traductions de Sophocle par Hölderlin ; de tout temps en effet, les poètes se sont attelés à la tâche de traduire, médiums naturels de leurs semblables : Nerval et Goethe, Baudelaire, Mallarmé, et plus récemment Jaccottet et Bonnefoy. Benjamin lui-même est un traducteur, et non des moindres : c'est lui qui donne à lire à ses concitoyens les oeuvres de Proust, Saint-John Perse...
Le traducteur recrée l'oeuvre, et s'identifie inévitablement à l'artiste originel, adoptant son souffle, son rythme. Cette empathie est tellement intense que parfois elle conduit à s'immiscer dans la vie de l'autre. Ainsi, Baudelaire dédie sa traduction des oeuvres d'Edgar Poe à Maria Clemm, tante du poète et romancier : Edgar Poe lui avait déjà offert cette dédicace...
NB: voici les références à quelques-unes des oeuvres citées:
Alferd Döblin, Berlin Alexanderplatz, Gallimard, 2009 (une version qui fait revivre cette oeuvre magistrale, au sens propre)
Walter Benjamin, "La tâche du traducteur" in Oeuvres I (Folio Essais, 2000)
Dostoïevski, Le Joueur, Actes Sud Babel, 1991
Dostoïevski, L'Idiot, Actes Sud Babel, 1993
Edgar Allan Poe, Oeuvres en prose, Gallimard, Pléïade, 1951
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Illustration : Pieter Brueghel l'Ancien, La Tour de Babel, Vienne, Kunsthistorisches Museum, photo personnelle